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Discours d'Élisabeth Badinter pour les fêtes Jeanne d'Arc 2010

Le 5 juin 2010, Élisabeth Badinter était Présidente des Cérémonies Officielles à l’occasion des Fêtes Jeanne d’Arc.

« Madame le Maire, Mesdames, Messieurs,

D’abord, permettez-moi d’implorer votre indulgence. Je ne suis pas une spécialiste du Moyen-âge et ma familiarité avec la Pucelle est infiniment moindre que la vôtre. Faute de pouvoir parler en historienne ou en juriste, je me suis autorisée, abusivement sans doute, à la regarder de l’extérieur, non comme une sainte mais comme une femme et avec des yeux d’aujourd’hui, au risque d’abominables anachronismes.

Notre histoire ne manque pas de femmes admirables, de saintes, de religieuses ou de femmes ordinaires qui ont combattu l’oppression étrangère. De ces femmes qui ont préfère mourir – notamment lors de la dernière guerre – plutôt que de collaborer avec l’ennemi envahisseur et tortionnaire. Pourtant, nulle ne peut se comparer à notre Jeanne d’Arc. La raison en est, il me semble, qu’elle incarne à elle seule toutes les grandes vertus humaines.

Jusqu’à la fin du 18 ème siècle, nous avions gardé l’habitude de penser ces vertus au regard de nos différences sociales, intellectuelles ou sexuelles.


Aux nobles, le courage d’affronter la mort, aux lettrés la compréhension du monde, aux hommes l’activité et la force, aux femmes le don et la protection de la vie. Ces différences attribuées soit à Dieu soit à la nature seraient l’expression et la garantie d’un ordre transcendantal qu’il est interdit de transgresser, sous peine, selon les époques, de mort, de déchéance ou d’exclusion de la société.

Depuis deux siècles, le temps et les combats de la démocratie ont peu à peu rendu poreuses les frontières autrefois infranchissables entre les ordres et entre les classes. Mais il fallut attendre la fin du XXe siècle pour commencer à admettre qu’une femme avait les mêmes vertus qu’un homme et qu’elle était capable, comme lui, du meilleur et du pire.

Jeanne a plus de cinq siècles d’avance sur nous. Et aujourd’hui encore, lorsque nous découvrons son parcours, on a peine à croire que cela fut possible, tant les préjugés millénaires nous imprègnent toujours. Comment une femme d’un milieu si modeste a-t-elle pu affronter de telles épreuves avec ce courage, cette dignité et cette grandeur qui font d’elle une des plus belles icônes de la France, sinon la plus belle ?

En dépit des sceptiques et des révisionnistes en tout genre, et contrairement par exemple à une Jeanne Hachette, nul ne peut nier l’existence de Jeanne d’Arc. Elle n’est pas un mythe crée pour la beauté de la geste nationale. Toute la vérité la concernant a été soigneusement consignée dans les minutes de son procès, puis dans les actes, 15 ans ½ plus tard, du second en nullité du premier. Grâce à ces minutes, il n’y a pas de négationnisme possible. Au contraire, par les réponses qu’elle apporte aux questions de ses juges et par les témoignages aussi de ceux qui l’ont côtoyée, on connaît mieux sa personnalité, on peut presque dire la vérité de son âme, que celles de beaucoup de personnages historiques plus récents.

D’autant que le procès fut construit et rédigé, non par des juges impartiaux, mais par ses ennemis, c'est-à-dire entièrement à charge. Si Jeanne avait menti, si elle n’avait pas été authentique, si ses juges avaient pu la prendre seulement une fois en défaut, ils n’auraient pas manqué d’exploiter la faille pour pouvoir enfin la salir et la déshonorer. En dépit de leurs ruses et de leurs ignobles pressions, ils n’ont rien pu retenir contre elle, sinon qu’elle avait osé enfreindre la loi de la différence des sexes en revêtant un habit d’homme.

En vérité, Jeanne a subjugué ses juges, comme elle nous subjugue nous-mêmes encore aujourd’hui, parce qu’elle incarne et réconcilie des qualités toujours présentées comme contradictoires. Comment une illettrée put-elle tenir tête à des dizaines de savants théologiens ? Comment l’enfant de Domrémy qui parlait le patois lorrain aurait-elle pu s’exprimer en bon français lors de son procès ? Comment une petite bergère qui ne connaissait que le fil et l’aiguille des femmes pût-elle, quelques mois plus tard, manier l’épée avec dextérité et devenir experte en stratégie militaire ? Comment enfin la guerrière chevronnée n’aurait-elle jamais tué personne, alliant ainsi le courage masculin à la commisération féminine ?

Les croyants y ont vu le dessein de Dieu, mais parmi ceux qui ne croient ni en Dieu ni en ses miracles, certains avouent leur perplexité. Les éternels « démystificateurs » de l’histoire, ceux qui se targuent de ne pas s’en laisser conter, nous racontent une autre Jeanne que celle que nous connaissons par les témoignages et les minutes du procès. En fait, nous dit-on, elle n’était pas une simple bergère, mais la fille d’une famille aisée qui aurait appris, jeune, à monter à cheval et à porter et manier la lance. Elle aurait été formée et utilisée en vue de convaincre l’opinion que le ciel s’était prononcé en faveur du Royaume de France. Voilà que l’on fait de Jeanne l’instrument d’une pure opération politique…

D’autres, plus audacieux encore, prétendirent qu’elle était un homme, faisant fi ainsi des deux examens de sa virginité par les matrones. Comme s’il était tout simplement impensable qu’une femme ait pu accomplir tant de prodiges.

Est-ce si difficile d’admettre, encore aujourd’hui, qu’une jeune paysanne illettrée puisse être dotée d’une intelligence hors norme et d’une puissante spiritualité ? Faut-il être bien né pour avoir du courage ? Faut-il être du sexe masculin pour accepter de mourir pour ses idées et ses convictions ? Faut-il un miracle pour qu’une femme tienne tête pendant des mois à des juges rompus à la dialectique inquisitoriale ? On se souvient qu’à la fameuse question piège de ceux-ci : « Savez-vous si vous êtes en la grâce de Dieu ? » Elle eut cette réponse admirable : « Si je n’y suis, Dieu m’y mette et si j’y suis, Dieu m’y garde. »

Le notaire qui consigna cette réponse, déclara plus tard que ses interrogateurs en restèrent ébahis. Il dira lors du procès en nullité qu’«elle était bien subtile, de subtilité appartenante à femme. » Cette subtilité-là dont nous parle le notaire Jean Beaupère doit s’entendre comme une malignité. La femme, créature du diable, c’est une vieille histoire !

Mais qu’on l’ait considérée à l’époque comme une femme dangereuse ou non, elle a été traitée dans sa captivité comme un homme ne l’est pas. La pucelle fut humiliée et Jeanne d’Arc abandonnée de tous. Je passe sur les examens de virginité qui n’ont jamais concerné que les femmes, pour évoquer les gestes déplacés d’un Aimond de Macy qui dira lui-même : « J’ai tenté plusieurs fois, en jouant avec elle [drôle de jeu !], de lui toucher les seins, essayant de mettre ma main sur sa poitrine, ce que Jeanne ne voulait souffrir », mais surtout la tentative de viol dont elle fut victime de la part d’un de ses gardiens. Une fois encore, elle se débat et repousse l’agresseur. Ce qui prouve – au passage – qu’elle était une solide paysanne assez musclée aussi pour porter son cher étendard et tenir l’épée. Ces gestes de possession et de violence sexuelle que les guerriers épargnaient à leurs congénères masculins, restent jusqu’à ce jour, dans la plupart des guerres, y compris dernièrement en Europe, la marque du profond mépris que l’on éprouve à l’égard des femmes.

Par ailleurs, comment expliquer que Jeanne ait été à ce point abandonnée de tous ? Elle qui avait redonné espoir aux troupes françaises restées fidèles à Charles VII, elle qui les avait menées à la victoire de Patay et à la libération d’Orléans, elle qui avait permis le sacre de Charles VII à Reims, lui redonnant ainsi sa véritable légitimité. Comment personne parmi tous ceux qu’elle avait galvanisés, n’a fait la moindre tentative pour l’enlever à ses bourreaux et lui sauver la vie ? Pourquoi Charles VII n’a-t-il pas proposé de la racheter à ses ennemis comme c’était l’usage en ce temps-là? On sait que le fidèle compagnon d’arme de Jeanne, le dénommé La Hire, qui avait participé à toutes les opérations militaires à ses côtés, avait lui aussi été fait prisonnier. Il est incarcéré à Dourdan lorsqu’elle meurt sur le bûcher. Pour le libérer, Charles VII prit en charge une partie du paiement de la rançon demandée par les Bourguignons. Pourquoi n’a-t-il rien tenté pour Jeanne ? Le Roi l’a abandonnée à son sort comme si finalement la disparition de Jeanne était un soulagement pour lui.

On peut supposer que Charles VII avait peut-être quelques bonnes raisons de vouloir se débarrasser d’elle. Jeanne voulait achever sa tâche et reconquérir Paris aux Bourguignons. Charles ne le voulait pas. On est en août 1429, tandis qu’elle ne pense qu’à profiter de l’enthousiasme de ses troupes, le Roi, lui, n’a en tête que négociations et trêves. A Compiègne, dont on lui a remis les clefs, Charles VII entame secrètement de laborieux pourparlers avec les Bourguignons. Ils signent ensemble une trêve de quatre mois et Charles s’engage à remettre au Duc de Bourgogne les villes les plus importantes le long de l’Oise. Bonne affaire pour les Anglais qui ont maintenant toute possibilité de faire venir en France une forte armée d’Angleterre. Durant ce temps, Jeanne s’impatiente devant Paris. Elle livre bataille à Saint-Denis mais c’est un échec. Elle est blessée à la cuisse et les troupes, fatiguées, abandonnent l’assaut. Le Roi donne l’ordre de la retraite. Pour Jeanne, l’ère des victoires est close. Les défaites s’enchaînent jusqu’à ce qu’elle soit faite prisonnière à Margny. On connaît la suite… Charles VII n’a pas levé le petit doigt.

Certes Jeanne dérangeait ses plans, et si l’on en croit un chroniqueur de l’époque qui a laissé un beau portrait du Roi, Charles le septième avait trois vices : « Muableté, [versatilité] défiance et surtout envie. » Comment pouvait-il supporter la gloire de Jeanne dont la renommée s’étendait à présent dans tout le pays ? Comment n’aurait-il pas redouté son influence grandissante sur les hommes d’arme ? Comment enfin pouvait-il lui pardonner de lui devoir son couronnement et donc sa légitimité ? L’ingratitude des Rois à l’égard de ceux qui les servent est bien connue, mais quand en plus ce serviteur est une femme qui se targue de n’écouter que ses voix, alors la défiance et l’envie sont exacerbées. Il était donc préférable qu’elle disparaisse. Cela aurait pu être dans un cul de basse fosse mais les Anglais en décidèrent autrement. On rapporte que lorsque sa robe brûla, son pauvre corps nu fut complaisamment dévoilé au public venu en foule voir son martyre. Nul doute : Jeanne était une femme, de ces femmes qui portent en elles toutes les vertus de l’humanité. Capable d’affronter la mort sur les champs de bataille, on dit qu’elle versa des larmes au moment de quitter la vie. J’aime à croire que Jeanne d’Arc est notre mère à toutes. »

Élisabeth Badinter

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